Il n’y a certainement plus rien de nouveau à dire sur le phénomène des hordes de migrants qui prennent des pirogues pour se lancer à l’assaut des océans, dans l’espoir d’échouer, mort ou vif, sur une plage européenne. On a fini de stigmatiser la responsabilité des gouvernants des pays de départ, on a déploré les mauvais traitements réservés aux migrants dans les pays d’accueil, on a pointé du doigt les causes profondes et évidentes de ce phénomène, notamment les déséquilibres économiques et sociaux entre les conditions de vie des peuples des différentes régions du monde, on a interrogé la responsabilité propre des candidats au départ, on s’est ému du silence ou même de l’action complice des familles ou encore de l’indifférence des autorités morales. Mais rien n’y fait, les flux de départs reprennent à chaque fois, à l’image des ressacs des vagues de l’océan.
«Ils ont choisi leur mort», disait à juste raison le journaliste Macoumba Mbodji…
Dans une chronique intitulée «Honte à l’Afrique !», nous relevions que «personne ne peut compter le nombre de morts engloutis par l’océan Atlantique et la mer Méditerranée depuis que des hordes de personnes, de tous âges, ont décidé de prendre d’assaut les portes de l’Europe à bord d’embarcations d’un autre âge. C’est par centaines ou même par milliers que les cadavres sont rejetés par la mer, comme si la faune aquatique, repue, n’aurait plus besoin de cette nourriture. Il n’existerait aucun pays d’Afrique qui ne serait pas endeuillé du fait de ces vagues d’exodes volontaires. Pourtant, personne ne force ces désespérés à prendre la mer ou à payer des passeurs au prix fort. Ces victimes tentent l’aventure au péril de leur vie, car persuadées qu’elles sont, qu’elles n’ont aucun avenir dans leur propre pays. Ces naufragés ont décidé d’aller vers une mort certaine. A la limite, ils sont des suicidaires. Les candidats à chaque voyage de ces ‘’boat people’’ sont bien conscients qu’avant eux, des centaines d’autres ont péri en mer et que le même sort leur arriverait très probablement pour ne pas dire de façon certaine. N’empêche, ils décident d’y aller et paient leur mort au prix fort. Ils la paient avec les économies de toute une vie ou le fruit du labeur de toute une famille. Des parents paient des passeurs pour envoyer leur progéniture vers la mort. Pourquoi les pleurent-ils alors après le naufrage ? Des mamans remettent le produit de tontines à leur fils ou leur fille pour payer des passeurs ; des vendeurs à la sauvette arrivent à économiser, ô combien difficilement, des centaines de milliers de francs Cfa ou même des millions pour payer des passeurs qui les embarquent pour un voyage sans retour.
C’est dire que la responsabilité des personnes qui s’engagent dans de telles odyssées est totale, comme celle de leurs parents et autres proches qui les soutiennent dans cette aventure on ne peut plus périlleuse. Notre confrère de la Radio futurs médias, Macoumba Mbodji, a trouvé la bonne formule en disant ‘’qu’ils ont choisi leur mort». Ces lignes datent du 27 avril 2015.
La semaine dernière, Henriette Niang Kandé, dans les colonnes de Sud Quotidien, nous montrait avec pertinence que : «Dans ce pays qui est une terre de départ, les émigrés font l’objet d’une grande considération et l’impact sur les mentalités est important, et un individu méprisé peut brusquement connaître un transfert parmi l’élite du social. De plus en plus, on constate que les jeunes, chômeurs ou pas, ne sont pas les seuls à rêver d’ailleurs, et que les profils socio-démographiques des migrants ont également évolué. Des travailleurs à faible revenu, des petits commerçants, des enseignants, des femmes portant leur(s) enfants, sont eux également candidats à l’émigration clandestine, nous faisant nous interroger, au regard des sommes qu’ils misent (de 600 mille francs à trois millions), sur le fait de savoir s’ils sont les plus pauvres, puisqu’ils disposent au moins de cette épargne. Faut-il ignorer les réseaux ‘’d’entraide’’ ? Non. Si quelques parents sont en général les premiers ‘’complices’’ au départ de leurs enfants, le choix du pays de destination est motivé par la présence, là-bas, de contacts familiaux qui promettent au futur émigré un travail, souvent au noir.»
Pour autant, on doit protéger les candidats migrants contre eux-mêmes
La déclaration de Serigne Bassirou Mbacké Abdou Khadre, au nom du khalife général des Mourides, Serigne Mountakha Bassirou Mbacké, interpellant les candidats au voyage, en se fondant sur les enseignements et préceptes religieux, apparaît très opportune. Aucune religion ne devrait rester indifférente devant une situation où des personnes vont, de leur plein chef, vers un risque certain de mourir. Cette autorité religieuse a parfaitement raison quand elle affirme que cela procède d’un suicide, que de mourir dans de telles conditions. On peut se demander si jamais il y aurait une bonne raison pour se suicider, mais la société, de façon générale, doit empêcher le suicide, quelles que soient les circonstances ou les motivations. On doit toujours trouver de bonnes raisons pour ne pas se tuer ou pour ne pas laisser une personne se donner la mort. C’est dire que toutes les obédiences religieuses et morales devraient joindre leur voix à celle de Touba, pour dissuader les candidats à ce mode périlleux de chercher à rallier l’Europe. En effet, la situation économique et sociale de nos pays, pour très insatisfaisante quelle puisse être, ne saurait justifier de tels actes de désespoir. Il est malheureux, qu’animées par une adversité politique nourrie d’une mauvaise foi absolue, certaines élites intellectuelles et politiques en arrivent à chercher à justifier ce phénomène, au risque de verser dans une certaine forme d’apologie du suicide de masse. Un tel discours, il faut le dire, est on ne peut plus dangereux. Les autorités religieuses de Touba ont parlé à leur propre communauté et s’attendent à être obéies. D’autres personnes ne se référant pas à elles, sur le plan religieux ou moral, ne devraient pas manquer de s’inspirer du message.
En mars 2018, j’avais pris part à un panel à Tours (France), à l’occasion des Assises du journalisme qui se révèle être désormais un incontournable rendez-vous annuel des médias français. Il était question de discuter du thème «Médias et migrations». Les chaînes de télévision françaises diffusaient en boucle des naufrages de pirogues bondées de migrants africains et quelques rares rescapés se plaisaient à faire des témoignages sur leur désespoir et la misère qui les poussaient à quitter par exemple le Sénégal et la Côte d’Ivoire pour tenter cette aventure meurtrière. Je m’inscrivis en faux contre ce tableau sinistre, contre la misère décrite, car le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, que je peux prétendre connaître, sont bien loin de cette apocalypse ainsi décrite, où on meurt de faim et de misère, pour qu’il faille se jeter dans les mers pour chercher des endroits plus cléments. En effet, chacun d’entre nous, dans son environnement social, a pu compter un candidat à cette forme d’émigration qui ne saurait valablement justifier son geste par une misère pareille. Au contraire, ils sont nombreux à constater, une fois en Europe, que les conditions trouvées sur place ne vaudraient pas un tel risque. D’ailleurs, nombre d’entre eux ont des scrupules à retourner dans leur pays.
Mieux, je pris prétexte des déclarations des rescapés pour interpeller l’auditoire en demandant qui, parmi ces centaines de journalistes présents, pouvait lever la main pour dire qu’il avait pu économiser l’équivalent de 5 000 euros, soit l’équivalent de trois mois de salaire moyen d’un journaliste en France ? Je faisais percevoir à mon auditoire que ces jeunes ne se sont pas réveillés pour se retrouver dans des pirogues, comme par enchantement. Ils ont payé cher leur voyage, parfois au prix de l’équivalent de 5 000 euros. Des sommes récoltées grâce à leur travail ou à une solidarité de leurs proches. C’est justement pourquoi Mme Henriette Niang Kandé se demande si ces candidats à l’émigration sont parmi les personnes les plus pauvres de notre société. Dans le lot, on dénombre des personnes qui ont abandonné des emplois formels pour tenter l’émigration. On a dernièrement appris que des personnes, ayant bénéficié de financements de la Délégation générale à l’entreprenariat rapide (Der/Fj), ont mis en vente leurs fonds de commerce pour payer des passeurs. Il apparaît donc évident qu’il y a encore beaucoup trop d’idées reçues sur le phénomène de l’émigration de masse des jeunes Africains vers l’Europe. A l’occasion, j’avais pu observer avoir heurté les certitudes de certains esprits qui regardent toujours l’Afrique avec condescendance.
Au demeurant, le nom du phénomène en lui-même, «mbëk mi», en dit long sur la logique d’un coup de tête et de coup de force, fait en connaissance de tous les dangers liés au phénomène. On charge l’avenir d’un coup de bélier, pour défoncer des frontières et espérer toucher à un mieux-être au risque de sa vie.
Tous les peuples ont connu dans leur histoire cette forme d’émigration de masses
Les spécialistes arriveront sans doute à expliquer ce phénomène avec des arguments scientifiques, mais on retiendra que tous les peuples ont eu à connaître dans leur histoire récente ou ancienne ces phénomènes d’exode de masses. On peut avoir toujours l’impression que l’herbe est plus verte chez le voisin ou que les clichés qu’envoient les migrants pour justifier, à tort ou à raison, la justesse de leur choix de laisser derrière eux leurs proches, amis, pères, mères, frères, sœurs, enfants, épouses, peuvent inciter d’autres à tenter la même aventure. Un peuple comme celui du Sénégal, où l’aventure est considérée comme une étape constitutive de la réalisation personnelle et sociale, ne peut échapper à ce phénomène. L’Histoire de l’humanité est pleine de grands mouvements de population.
Les émigrations italiennes et irlandaises vers l’Amérique en sont des exemples majeurs. En effet, on note entre 1876 et 1900 plus de 220 mille départs annuels d’Italiens vers l’Amérique. Cela aura un effet particulier sur le taux migratoire moyen qui n’était que de 8‰ en 1894, pour passer à 10‰ en 1900, avant de culminer à 25‰ en 1913. En tout, de 1900 à 1915, plus de 8 millions d’Italiens quitteront leur pays pour s’installer soit au Canada, aux Etats-Unis ou en Amérique Latine.
La Patria en la Maleta, une étude historique très détaillée sur l’émigration espagnole en Europe, produite par José Babiano et Ana Fernández, renseigne que plus de 2 millions d’Espagnols ont quitté leur pays entre 1960 et 1973. La moitié des personnes constituant ce fort exode y a procédé de façon irrégulière. La conséquence de cette migration de masse a été l’apparition de réseaux de traite d’êtres humains dont plusieurs Espagnols ont été victimes. Ces passeurs leur promettaient un passage sûr et un emploi en échange de sommes d’argent considérables. Un autre exode massif est celui de nombreux Français au lendemain de la Seconde guerre mondiale vers le Canada. Aussi, il semble utile de souligner qu’aujourd’hui, les Français continuent d’émigrer en masse. Au 31 décembre 2010, selon les registres des consulats et ambassades, les Français expatriés étaient de 1 million 504 mille 001 (+ 2,3% par rapport à 2009). Depuis une dizaine d’années (2000), avec une hausse de 3 à 4% en moyenne par an, leur nombre a augmenté de près de 50%. L’Afrique accueille 15% des expatriés français dont plus de 48 mille au Maroc et 30 mille en Algérie.
Le phénomène migratoire dépasse le Sénégal, mais il est bien logique que ses relents suicidaires dans des embarcations de fortune choquent, pour que tout soit fait pour l’endiguer et raisonner au mieux nos populations. Les efforts des pouvoirs publics pour prendre en charge cette question devront trouver un écho accompagnateur au sein des populations