L’île de Grande Canarie : « Les gens vivent dans des conditions inhumaines, au milieu des rats »

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« L’île de Grande Canarie, petit bout de terre espagnol de 1 500 km2, fait face à un important afflux de migrants, avec plus de 16 000 arrivées depuis le début de l’année, six fois plus qu’en 2019. Des milliers de personnes sont contraintes de dormir dehors au port d’Arguineguin « dans des conditions inhumaines ». Des milliers d’autres sont quant à elles hébergées dans des hôtels de l’île. Reportage.La maire de Mogan, commune dont dépend le port d’Arguineguin à Grande Canarie, enchaîne les interviews en cette matinée de novembre. Autour d’Onalia Bueno, les journalistes attendent leur tour. Il faut dire que le petit port est devenu le nouveau symbole d’une crise migratoire, que les Canaries peinent à gérer seuls. En témoignent les mots de l’édile.

« On est débordés, la situation devient ingérable », répète inlassablement la maire, les yeux rivés vers ce qu’elle désigne elle-même comme le « camp de la honte ». Derrière l’édile, près de 2 000 migrants s’entassent depuis des semaines le long de la jetée. Les images de l’intérieur du camp sont rares, les journalistes n’ont pas le droit d’y accéder, des policiers empêchent nerveusement toute entrée.

«Les gens vivent au milieu des rats »

Selon Onalia Bueno, qui a visité plusieurs fois les lieux, « les gens vivent dans des conditions inhumaines, au milieu des rats ». Les migrants, dont certains sont maintenus au port depuis quatre ou cinq semaines, ont interdiction de quitter le site. Ils dorment à même le sol, sans affaires de rechange. Les douches, peu nombreuses, ne leur permettent pas de se laver quotidiennement. Sur une vidéo que s’est procurée InfoMigrants, on peut voir des jeunes hommes allongés par terre, collés les uns aux autres, sous un soleil de plomb en plein mois de novembre. « On les traite comme des marchandises, et non comme des êtres humains », déplore Onalia Bueno. « Ces gens n’ont pas commis de crime mais on les considère comme des criminels », renchérit le juge du seul centre de rétention de l’île, Arcadio Diaz Tejera, rencontré la veille au tribunal de Las Palmas, la capitale de Grande Canarie.

Ce camp a été monté à la hâte cet été pour faire face aux arrivées massives que connait l’île cette année. Initialement prévu pour prendre en charge 400 personnes afin de prodiguer les premiers soins et l’identification des nouveaux arrivants, il n’a cessé de grossir. Ces deux derniers mois, pas moins de 8 000 personnes ont débarqué dans l’archipel espagnol, la majorité à Grande Canarie. Au total depuis le début de l’année, 16 000 migrants sont arrivés aux Canaries, contre 2 698 en 2019.

En théorie, quand un migrant débarque dans le petit archipel, il est supposé passer 72 heures dans les bureaux de la police. Il y décline alors son identité, donne ses empreintes et passe devant un juge qui ordonne ou non son expulsion. Ensuite, il est libéré et accueilli dans un centre ou transféré dans un centre de rétention. Les migrants ne devraient donc pas passer plus de trois jours au port d’Arguineguin. « Ce qui se passe sur la jetée est totalement illégal », assure Arcadio Diaz Tejera.

182 personnes, dont une majorité de Sénégalais, expulsées depuis le début de l’année

Mais Grande Canarie n’arrive plus à faire face. En plus des migrants confinés dans le port, il y a ceux qui sont pris en charge dans la ville, ceux qui arrivent quotidiennement et ceux qui auraient dû être renvoyés. Et la fermeture actuelle des frontières, due à la crise sanitaire, complique tout. Elle empêche notamment les renvois vers les pays de départ, principalement le Maroc, le Sénégal. Des accords avec ces Etats permettent normalement de renvoyer ces migrants rapidement. Or, depuis le début de l’année, seules 182 personnes ont été expulsées vers leur pays d’origine, dont une majorité de Sénégalais. Face à l’impossibilité de mettre en place des renvois, le centre de rétention n’accepte plus de nouveaux arrivants.

Dans un tel contexte, le manque de réaction des autorités espagnoles crispent les humanitaires et les acteurs politiques de l’archipel, qui demandent des transferts vers la péninsule espagnole et l’ouverture de centres d’accueil. Le gouvernement a annoncé la construction prochaine d’un camp militaire à proximité de Las Palmas pouvant accueillir 200 personnes, mais pour l’heure aucun migrant n’y a encore été transféré.

« On peut vider le port en quelques heures, pourquoi cela n’a toujours pas été fait ? », s’interroge Arcadio Diaz Tejera. « En 2006 [lors de la « crise des cayucos « , plus de 31 000 personnes avaient débarqué aux Canaries, NDLR], on a réussi à gérer, pourquoi pas aujourd’hui ? », se demande à son tour la maire Onalia Bueno. « C’est la première fois qu’on voit ça ici. C’est indigne de l’Espagne, et de l’Europe », continue-t-elle.

« La vie ou la mort »

Pour pallier le plus urgent, les Canaries ont donc improvisé. Des hôtels, vidés de leurs touristes en raison des restrictions de voyage à cause de la crise sanitaire, hébergent environ 5 000 personnes, épaulés par la Croix-Rouge. A Puerto Rico, dans le sud de Grande Canarie, il n’est pas rare de voir des groupes de migrants se baigner à côté des quelques touristes présents dans la station balnéaire.

Ibrahim et Habib, eux discutent sur un ponton, au-dessus de la plage. Originaire de Gambie, Ibrahim a quitté son pays pour « aider sa famille ». Monté à bord d’une pirogue depuis le Sénégal, il a passé neuf jours dans l’Océan atlantique. « Je n’ai pas mangé ni bu pendant quatre jours », dit avec légèreté le jeune homme de 17 ans, coiffé d’un chignon sur la tête et d’une petite tresse le long du visage. Ibrahim raconte qu’il a été hospitalisé 20 jours à son arrivée aux Canaries car il souffrait de déshydratation et de malnutrition. « J’ai été bien accueilli ici », assure celui qui souhaite rejoindre des membres de sa famille en Angleterre.

Un peu plus loin, Sadio regarde les photos de ses proches dans son téléphone, seul face à la mer. Le jeune Malien de 19 ans rêve de devenir footballeur. Il explique timidement que le voyage vers les Canaries a été long et fatiguant. « C’était la vie ou la mort », raconte Sadio qui espère être rapidement transféré vers le continent et s’installer à Barcelone, où vit une de ses sœurs.

Ce Malien est hébergé depuis deux mois au Hollywood club puerto calma, avec des centaines d’autres personnes. Le gérant de l’hôtel originaire d’Angleterre, Calvin Lucock, tente de prendre soin de ces gens « qui ont tout quitté dans l’espoir d’une vie meilleure ».

Leslie Carretero
Envoyée spéciale sur l’île Grande Canarie
(Infos migrants)

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