Rendons hommage à Mame Moussé Diagne : Appel aux intellectuels et hommes de culture (Par Pape Sadio THIAM)

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Comment rester Professeur agrégé de philosophie, abreuvé donc aux sources grecques de la pensée, et conserver sa capacité inaltérable à penser les sagesses africaines ? Il est de notoriété publique que nombre d’intellectuels africains, imbus des connaissances académiques, perdent leur âme africaine au profit des cultures et modes de penser étrangers (arabe et occidental). C’est comme si l’appropriation du savoir tel qu’il est défini dans les schèmes occidentaux et arabes avait comme tribut nécessaire, de la part de l’intellectuel africain, la perte de son identité. Mais pour Mamoussé Diagne, c’est plutôt l’inverse : les connaissances académiques ne sont, pour le premier agrégé de philosophie en Afrique, qu’un outil pour mieux rendre intelligibles les réalités de son peuple. L’auteur de la Critique de la raison orale «Les pratiques discursives en Afrique noire» (Karthala 2005) est un philosophe authentique, mais profondément ancré dans les traditions et cultures de son peuple.
La tradition philosophique, telle qu’elle nous est léguée par l’Occident, nous enseigne que les présocratiques et Socrate lui-même n’ont réussi cette formidable conversion intellectuelle qu’en rompant avec les mythes et la tradition. Mais avec Mamoussé Diagne, on a l’impression que le logos fait le chemin inverse en assumant les modes de penser traditionnels pour les rendre non seulement intelligibles, mais aussi estimables. La tradition orale, les sagesses qu’elle charrie, ses procédés ingénieux d’écriture orale, etc., sont, avec Mamoussé Diagne, réhabilités et crédités d’une rationalité jusqu’ici ignorée.
Notre philosophe est donc à cheval entre deux rationalités ou plus exactement entre deux moments d’une même rationalité. Il n’a jamais renoncé aux valeurs morales et intellectuelles qui ont forgé sa personnalité et qui constituent l’étoffe de son être même. C’est peut-être pourquoi chez lui les investigations sur l’oralité sont consubstantiellement liées à sa pratique : il sait, avec élégance et profondeur, faire retenir à la mémoire des contenus historiques que des volumes entiers peineraient à faire. Le propre de l’oralité, c’est qu’elle fait vivre les évènements qu’elle raconte ; elle redonne vie au passé en l’incrustant dans le présent du narrateur. L’intonation, les changements d’humeur dans le discours, la gestuelle qui accompagne et signifie en même temps la parole font que l’épique et le lyrique ainsi que les valeurs qu’ils charrient transparaissent dans le récit. L’épopée transcende en général l’histoire et ce, non pas seulement parce qu’elle se réfère au surnaturel, mais parce qu’elle la vivifie et l’ennoblit. La mise en scène et la dramatisation font partie de l’arsenal d’archivage dont dispose l’oralité et on les retrouve dans les postures intellectuelles et académiques de notre philosophe.
Pourtant sa connaissance avérée des procédures et de la valeur heuristique de l’oralité ne l’empêche d’en circonscrire les limites. Sa position sur la problématique d’une philosophie africaine spécifique atteste largement sa quête imperturbable d’objectivité. Sa thèse sur cette question, telle qu’exprimée dans De la philosophie et des philosophes en Afrique noire (Karthala 2006), est sans équivoque : les conditions à la fois politiques, économiques et psychologiques qui ont favorisé la naissance de la philosophie en Grèce antique vers le 6e siècle avant Jésus-Christ n’existaient pas en Afrique. De toute façon, souligne le Professeur Diagne, le «miracle grec» qui a vu éclore la philosophie n’a pas toujours existé et les Grecs eux-mêmes ont fait autre chose avant de philosopher. Reconnaître que l’oralité, les exigences de secret qui enferment le savoir dans les limites de l’initiation en Afrique noire et les conditions politiques et économiques d’une société non ouverte sont incompatibles avec le déploiement du Logos philosophique, ce n’est pas faire une injure à l’Afrique.
C’est dire qu’il n’y a pas chez Mamoussé de fétichisme sur la valeur des modes de penser traditionnels africains. Bien qu’étant épris des sagesses africaines, Mamoussé Diagne, dans ses enseignements comme dans son œuvre, s’est toujours fait le devoir d’observer la distance critique qui fait l’essence du philosophe. S’il est vrai que la philosophie est avant tout une entreprise de démythification et de démythologisation, comment engager la question d’une philosophie sans faire sien le propos, qui a une valeur de précepte méthodologique, de Towa «La philosophie ne commence qu’avec la décision de soumettre l’héritage philosophique et culturel à une critique sans complaisance» ? Si la philosophie est étymologiquement définie comme amour ou étude de la sagesse, le philosophe sénégalais est quant à lui à la quête d’une double sagesse ou, en tout cas, de deux voies de la sagesse. Alors qu’on pense généralement que l’oralité est un handicap à la pensée discursive, Mamoussé explique qu’elle renferme des procédés logiques, universels, susceptibles de véhiculer des pensées complexes. La dépossession de soi dans la rencontre avec autrui n’est pas une fatalité : c’est en définitive ce que l’on apprend de la vie et de l’œuvre de Mamoussé Diagne. Panafricaniste convaincu, humaniste, pédagogue hors pair, le penseur des pratiques discursives inhérentes à l’oralité en Afrique noire est une des figures emblématiques du département de philosophie. Icône parmi les icônes, il est pourtant d’une simplicité rarement égalée.
L’enseignant : il est difficile de faire l’unanimité parmi les étudiants, surtout ceux en philosophie, mais Mamoussé Diagne est probablement l’exception qui confirme la règle. Les étudiants en philosophie le «contemplent» quasiment : pédagogue jusque dans la diction et la gestuelle, il magnétise son auditoire et tisse avec l’étudiant une relation de confiance et d’estime qui transcende la rigueur des évaluations et les aléas de la réussite. Un cours de Mamoussé Diagne est d’une préciosité telle qu’aucun étudiant ne s’aventurerait à le sécher. L’homme qui décortique et enseigne le Prince de Machiavel comme personne ne le fait est à lui seul la synthèse des enseignements qui font du Département de philosophie l’un des plus cotés de l’Université Cheikh Anta Diop.
Comment ne pas tomber sous le charme d’un Professeur aussi élégant dans le verbe que dans la prestance, dans le savoir que dans l’éthique ? Mamoussé Diagne, dans une salle de classe ou dans un amphithéâtre, est une clé qui ouvre les philosophies les plus hermétiques. C’est dire que la pédagogie chez lui est un art qui produit à la fois beauté et savoir dans un même élan. Pour chaque génération d’étudiants en philosophie, Mamoussé Diagne est un Professeur dont les cours, de la première année à la Maîtrise, sont une véritable propédeutique à la réflexion. Mamoussé est l’incarnation de la réponse à la question «comment enseigner les contenus les plus complexes sans ennuyer ?». L’on sait depuis longtemps que la relation pédagogique est un lien à la fois affectif et intellectuel. C’est pourquoi les grands pédagogues savent séduire sans émerveiller les apprenants. Chez Mamoussé Diagne, l’acte d’enseigner est avant tout amour : amour ou passion de la philosophie (c’est le prototype même du philosophe qui préfère discuter toute la journée plutôt que d’entretenir son corps), amour de ses étudiants et amour de son travail.
L’homme : Les étudiants le lui rendent évidemment bien, car son cours est très souvent rythmé d’applaudissements qui échappent certainement à leurs auteurs sans doute pris dans l’extase d’un savoir et d’un savoir-faire magnétisants. Tous les Professeurs de philosophie de son époque sont brillants, excellents même, mais trois choses font sa particularité. La première est que le type de relation qui le lie aux étudiants va au-delà de la simple pédagogie, car profondément humaniste, Mamoussé n’hésite pas à se transformer conjoncturellement en assistant social. La deuxième chose, c’est qu’avec lui l’étudiant est constamment dans la même posture que les disciples de Socrate face au père de la philosophie. S’il ne fait pas de la maïeutique en classe, il aboutit souvent au même résultat : partir des difficultés ou de ce que l’étudiant ne comprend pas pour l’inciter à conquérir la science, moyennant des questions et des suggestions qui font réfléchir. Il n’y a presque pas de questions incongrues ou stupides dans son cours, ce qui a l’avantage de mettre les étudiants dans un état de confiance propice à l’effort de réflexion. La troisième est relative à sa modestie, qui explique son accessibilité. Il a la patience et la modestie requises pour comprendre les difficultés que rencontre son étudiant afin de transformer son ignorance en mine d’idées à ennoblir en briques dans l’édification de la connaissance.
Pour la communauté universitaire, Mamoussé Diagne fait partie des Professeurs les plus respectés de l’Université de Dakar. Ses pairs le respectent et l’admirent non pas parce qu’il a été premier agrégé en philosophie, mais par son humanité et son urbanité. Mamoussé est la figure du philosophe, c’est-à-dire ce postulant à la sagesse chez qui savoir et savoir-être sont indistinctement au service de l’homme. Il n’y a aucune rupture entre la discipline qu’il enseigne, sa façon particulière de l’enseigner et son mode, ou plutôt son art, de vivre. S’il est vrai, comme le rappelle P. Hadot, que chez les Grecs le choix d’une école philosophique est d’abord et avant tout le choix d’une école de vie, chez Mamoussé aussi on peut dire que la philosophie est carrément une vie. La sobriété qui a caractérisé les philosophes, y compris même ceux qui se réclament de Dionysos (dieu de la vigne et du vin, donc de la démesure) est, chez le philosophe sénégalais, un culte.
Dans son commerce (toujours fécond) avec les autres, il se singularise d’abord par sa capacité d’écoute. Ah quelle politesse ! Il ne coupe presque jamais personne et est disposé à écouter religieusement ce que d’aucuns considéreraient comme des platitudes qui ne méritent aucune attention. Quelle élégance ! Aucun universitaire, aucun collègue, aucun étudiant n’a jamais vu Mamoussé faire des réprimandes publiques à un étudiant, serait-il le plus controversé. Il a toujours les mots et l’humour suffisants pour apaiser et mettre en confiance ses interlocuteurs. Digne héritier de Socrate sur ce point, il a intégré le principe selon lequel dans une discussion les positions sont interchangeables et que, comme le suggère la parabole wolof, la vérité est comme une aiguille égarée : elle peut être retrouvée aussi bien par le jeune que par le vieux.
L’homme politique : l’œuvre de Mamoussé Diagne serait une espèce de symphonie inachevée si elle n’avait pas une dimension politique. S’il est vrai que Socrate se refusa de faire de la politique parce que cela lui semblait incompatible avec la justice, Sartre fut un philosophe très engagé. Il en est de même pour Mamoussé Diagne : acteur de Mai 68, il n’a certes pas fait de la politique un métier, mais il lui a consacré son temps de loisir. L’otium (loisir) dont on dit qu’elle est la mère de la philosophie est aussi pour beaucoup d’intellectuels le statut de la politique. Jamais chez lui la politique n’a été envisagée comme autre chose qu’un ensemble de recettes et d’idées susceptibles de rendre la cité heureuse. Son engagement avec ses regrettés amis feu Iba Der Thiam dans la Cdp/Garab-gui, Souleymane Loum, Falaye Noël Diop, Ibrahima Lyra Diop, et Thierno Lô, Alassane Ba, Ibrahima Fall, Youssou Sow etc. témoigne de son état d’esprit dans ce domaine et de sa conception très noble de la politique. Car, comme l’a enseigné Platon, la politique sans la Diké (justice) et l’Aidôs (révérence, pitié, honneur) serait la pire entreprise humaine. Quand on théorise les valeurs du Jom, du Ngor, etc., on ne peut pas s’engager avec légèreté en politique ; et c’est ce qu’a compris Mamoussé. Son passage éclair au ministère de l’Enseignement supérieur ne lui a laissé aucun sentiment d’amertume. Au contraire, il a, à travers cette station, rendu service à sa Nation dans l’honneur, la dignité et la justice.
Ce n’est pas en quelques lignes qu’on réussira à rendre hommage à une icône comme Mamoussé Diagne. L’immensité de l’homme est telle qu’on ne pourrait que maladroitement et médiocrement lui rendre l’hommage qu’il mérite en plusieurs volumes. La faiblesse ou le péché de notre société actuelle, c’est qu’elle n’est pas programmée pour accorder à ses élites (surtout intellectuelles) la place qui devrait être la leur. Il faut à ce titre rappeler le devoir de mémoire et celui de reconnaissance qui nous incombent tous à l’égard des personnes qui ont donné le meilleur de leur vie pour un Sénégal qui brille dans tous les domaines.
Comment comprendre que des intellectuels comme Pathé Diagne, Souleymane Bachir Diagne, Souleymane Niang, Mary Teuw Niane, Souleymane Mboup, pour ne citer que ceux-là, ne soient pas célébrés dans ce pays ? Comment faire pour que, de leur vivant, ces héros sachent que la Nation mesure à sa juste valeur le sacrifice qu’ils ont consenti dans leur domaine ? Comment comprendre qu’il n’y ait pas à l’Université Cheikh Anta Diop des journées dédiées à ces illustres Professeurs ? Des journées sous forme de symposium annuel, de banquet, etc. autour de leur œuvre permettraient au moins aux étudiants de savoir que leur Université a été et devrait demeurer un véritable temple du savoir. Les premiers consommateurs des œuvres des Professeurs sénégalais doivent être les étudiants, car l’ouverture dans le monde ne saurait être féconde sans un véritable enracinement.
Pape Sadio THIAM
Journaliste
Enseignant chercheur en science politique
papesadio.thiam@gmail.com

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