Le «ndogalu yàlla» : La fuite civique ou les périlleuses accommodations politique ( Par Alain Pascal KALY )

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Le mois d’août et d’octobre de 2019, j’ai passé deux semaines au Sénégal durant chaque mois. La collecte des données pour cette réflexion avait commencé à l’aéroport de Casablanca au Maroc, au milieu de mes compatriotes passagers, s’est poursuivie à l’aéroport international Blaise Diagne de Dakar et durant mes deux séjours. Pour les données de cette réflexion, je ne faisais qu’écouter, être attentif aux thèmes, la manière de les aborder, les arguments développés, les sources de la rhétorique, le raisonnement et les conclusions. Je passais parfois du temps devant la télévision pour suivre certains programmes vedettes.

Le premier triste et déprimant constat est le fait que la société sénégalaise devient de plus en plus extrêmement violente et inculte. Cela touche toutes les couches sociales. L’inculture virilement valorisée et saluée est partout affichée et orgueilleusement martelée. Les personnes rusées sont devenues les références morale, éthique, civique, politique parce qu’ayant du succès matériel. Nous sommes une société qui ne valorise aujourd’hui que la ruse au lieu de l’intelligence et la piété. Or une société composée d’hommes et de femmes rusés est une société dans laquelle l’homme ne pense qu´à l’ici et le maintenant, ne pense qu´à trouver sans vergogne des moyens de toujours gagner, de toujours passer devant, de toujours être le premier et le mieux servi, de toujours se servir le mieux du bien collectif et public, de toujours transformer le bien public en bien privé et privatisé. Tout est superficiellement discuté, car nous sommes une société spécialisée aux pactes de l´illégalité sans aucune préoccupation morale, civique et éthique. Nous sommes une société «à fabriquer» des descendances sans scrupules, sans respect de leurs semblables, sans vergogne, sans piété et sans moralité. Pour qu´une pareille société soit vraiment et efficacement fonctionnelle, chaque membre, dans toutes les sphères, doit toujours une faveur mal saine civiquement, humainement, moralement et spirituellement à une autre personne. C´est une société dont la perte de la sagesse et du respect doit être beaucoup plus rapide et beaucoup plus répandue que la prise de conscience politique positive. Pour que ce Sénégal des femmes et des hommes de tous les âges et de toutes les conditions sociales rusés ne s´arrête jamais de tourner et de fonctionner, il faut que le virus de l´indécence morale, humaine et éthique soit en constante transmission et retransmission. Cette ruse ne sera-t-elle pas demain la cause de notre deuxième pire guerre civile, après celle du Sud du pays, dénommée dangereusement «Le conflit casamançais» ? Elle éclatera au sein de plusieurs familles, communautés et régions en même temps. L´accaparement, la vente et la revente immorale du foncier n´est qu´une bombe à retardement qui mettra face-à-face parents rusés ruinés contre les parents rusés humiliés et ruinés. Notre sans vergogne ruse est une boîte d´allumettes au milieu d´une très sèche paille. Ces Sénégalais, consciemment, sont dans un processus d´autodestruction morale, politique, civique et humaine pour avoir trouvé dans les pratiques de ruse les moyens de vivre pleinement leur petite humanité égoïste et misérable. Sous nos beaux habits, il n’y a que des puantes hypocrisies et des équations de ruse pour toujours bien s´en sortir. Celles-ci sont les principales causes des catastrophes dites naturelles (inondations, manque constante d´eau et d´électricité…) et des calamités morales visiblement insupportables qui affligent la majorité de la population sénégalaise de plus en plus amorphe politiquement et remettant malheureusement le tout à la volonté de Dieu : le fameux «ndogalu yàlla». Dans le terme «ndogalu», nous avons deux verbes wolofs. L’un qui est dog signifie couper et l’autre «ndogal» correspond à décider, à trancher. Ainsi, l’expression «ndogalu yàlla» renvoie au décret divin, c’est-à-dire une décision prise d’avance par Dieu, et quoi que nous fassions nous ne pouvons empêcher que cela se concrétise. Dans ces conditions, tout ce qui arrive est nécessaire et nous sommes convaincus que nos actes positifs ou néfastes sont d’ordre divin. C’est pourquoi nous les faisons sans vergogne et sans pudeur, parce que c´est Dieu qui l´a voulu ainsi. Mais de quel Dieu s´agit-il ?
Une société composée et dirigée dans toutes les sphères socio-politiques, culturelles et économiques par des hommes et des femmes rusés est une société sans futur, une société incapable d’identifier et d´élire ses priorités, de s´indigner et de se mobiliser politiquement, une société incapable de se prendre en charge, car le pays est devenu un bien individuel et individualisé. De ce fait, le Sénégal est divisé en micro-états et chacun a son propre chef, sa propre et unique autorité politique, religieuse, judiciaire, policière. C´est pourquoi je peux jeter mes ordures devant la maison de l´autre ou sur la voie publique (mbed bi mbedbuur là = la voie publique est un bien commun) sans aucune gêne. Nous sommes une société très sale. Une société de rusés est une société violente, arrogante, mesquine, mensongère, sans pudeur et qui pue, une société dont chaque membre ne porte que des masques pour projeter être la personne qu´elle ne sera jamais. Une société rusée est civiquement indisciplinée, indécente moralement, politiquement et spirituellement. C’est une société privée de bonnes références. Qu’avons-nous fait des valeurs transmises par nos parents, nos ensei­gnants/éducateurs, nos chefs coutumiers et religieux ?
Nous sommes devenus une société composée dans sa majorité de petits types, de petits hommes. Pour cacher nos tares de Sénégalais rusés, nous passons plus de temps à dire et à écouter des obscénités, car nous sommes devenus une société sans vergogne, sans repères, sans retenue morale et sans pudeur. Une société qui ne prône et ne vit que de la ruse n´est composée que de personnes qui ne sont convaincues de leur importance, de leur humanité, de leurs succès, de leurs valeurs, de leurs conquêtes matérielles que si elles peuvent humilier et blesser publiquement l´autre. Avons-nous perdu tous nos freins de civisme, de spiritualité, de pudeur et de moralité ? Notre Société ne sait plus aider les semblables nécessiteux sans les exposer au ridicule, à la risée de tous, parce nous sommes une société fonctionnant sur la base de pactes illégaux et immoraux du paraître.
Une personne qui n´a été éduquée que pour être rusée ne réussit jamais à prendre son destin, ni celui de ses semblables en main et moins encore celui de son Peuple, pour n´avoir jamais été éduquée à penser à long terme, à faire des projections et à penser à la collectivité. Un Peuple de rusés n’est qu´un Peuple sans dirigeants clairvoyants, sans dirigeants patriotes et patriotiques. C’est un Peuple dont les dirigeants mettent les intérêts privés toujours en premier lieu. Une personne rusée n´est qu´une personne qui est à la recherche du pouvoir pour pouvoir tirer profit sans vergogne et pudeur, sans retenue civique et morale du bien public. Une autorité qui ne vit que de la ruse est une personne moralement, civiquement et psychologiquement malade.
Le mois d´août 2020, les Sénégalais ont senti et vécu les méfaits de n´avoir que des chefs et des autorités rusés : les inondations dont les images ont fait le tour du monde. Les petits rusés sénégalais continuent de payer très cher matériellement et humainement le fonctionnement de la société bâtie sur les piliers de la ruse. Cependant, et comme toujours, les «Grands» rusés sont devenus en un clin d´œil hyper riches monétairement et politiquement pour avoir singé, sauvé et secouru les rusés misérables de la queue leu leu. Les plus «pieux», mais excellents et habitués mathématiciens des équations de la ruse ont rapidement échangé leur vendable et commerciale dignité en ravalant leurs piteuses colères. Ils ont accepté et déclaré que toute cette malheureuse catastrophe n’est que l´accomplissement du fameux «ndogalu yàlla». Il est évident que sous cette optique Dieu est le coupable idéal et l’homme l’innocent parfait, puisque nous sommes une société du «maslaa». Les jours suivants, les cris de désespoir, les pleurs et les réclamations des sinistrés programmés par des techniciens et des ingénieurs rusés ont été rapidement étouffés et ravalés moyennant quelques billets de banque. Des Grands rusés achetant et rachetant facilement et sans vergogne les malheurs des faibles et Petits rusés ruinés par de dérisoires sommes d´argent. Des scènes matérialisant notre puante accommodation civique et politique étaient applaudies.
Les randonnées hypocrites et puantes des Grands rusés étaient accompagnées par des chaînes de télévision qui filmaient et, sans s´en rendre compte ou par manque de conscience politique, commercialisaient des vies détruites des Moyens et des Petits rusés. Ces malheurs étaient techniquement projetés et construits par des bureaucrates, des politiciens, des promoteurs immobiliers ; et des ingénieurs rusés n´attendaient que la jonction des conditions pour se réaliser. Les visites politiciennes aux sinistrés ne sont que le reflet de notre société embourbée dans les puantes irresponsabilités techniques, technocrates et politiques de nos nauséabondes et malsaines combines entre les Grands, les Moyens et tous les éternels Petits rusés plus nombreux. Ces ruses qui gangrènent toute la société conduisent irréversiblement notre pays et notre société vers notre propre perte et notre mort morale, culturelle, civique, éthique et spirituelle certaine. Le pire drame du Sénégal et des Sénégalais, c´est le fait que même une grande partie des professionnels des médias, des hommes et des femmes de culture, qui devraient être les principaux et les plus attentifs lanceurs d´alertes contre les méfaits d´une société fonctionnant sur la base de la ruse, sont aussi contaminés. La recherche effrénée et immorale des symboles du succès matériel du Sénégalais a fait que les effets négatifs de vivre et de fonctionner sur les bases de la Ruse sont les pires et invisibles virus qui rongent dangereusement notre pays et notre société. Quelle est alors notre possible sortie saine civiquement, politiquement, culturellement, spirituellement, moralement, éthiquement et humainement ?

Alain Pascal KALY
Dr. Sociologie Professor de
culturas e histórias africanas et afro-americanas
Departamento História /Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro-UFR

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